Portrait de Madame Helga Dubuc sous la forme d’un remake du portrait de Sylvia Von Harden par Otto Dix

Ce texte, écrit en 1988, figurait sur un panneau exposé à côté du Portrait de Madame Helga Dubuc. Il était illustré de quelques documents photographiques : le tableau d’Otto Dix, le texte sur Eric Dubuc que j’avais écrit pour le catalogue du salon de la Jeune peinture 1987 (reproduit en annexe) un tableau d’Eric Dubuc (Le Bar), un tableau d’Edward Burra, un autoportrait réalisé en 1987 (A dictionary of Modern War) ainsi qu’un croquis préparatoire. Je n’ai rien changé à ce texte. Il va de soi que je ne l’écrirais plus de la même façon aujourd’hui encore que certaines préoccupations toujours actuelles me frappent.

En 2007, une monographie du travail d’Eric Dubuc est parue aux Editions du Héron (contact@editions-du-heron.com)

Je voudrais préciser les circonstances qui entourèrent la création de ce tableau. En 1986, j’avais remarqué Le Bar, un étonnant tableau d’Eric Dubuc exposé au Salon de la Jeune Peinture. J’y repensais souvent et j’avais décidé d’entrer en contact avec son auteur. Au cours d’une réunion du comité du salon, j’appris brusquement qu’Eric Dubuc s’était donné la mort. Je me proposai alors pour écrire un court texte en hommage, texte dans lequel je faisais le lien entre son travail et celui de la Neue Sachlichkeit. Lorsque je rencontrai sa mère, Helga Dubuc, je compris que ce lien existait dans la vie même d’Eric : son père était français et sa mère allemande. Demander à Madame Helga Dubuc de poser n’avait pas été une chose facile pour moi. Les circonstances étaient difficiles : son fils, Eric, venait de se suicider quelques mois avant. J’avais longuement hésité. Je lui écrivis et elle accepta avec la plus grande simplicité et gentillesse. Ce tableau est le premier qui m’a fait comprendre ce que je voulais faire : créer des liens entre des choses perçues comme distinctes. Il avait été reproduit en couleur dans le catalogue du salon de la Jeune Peinture et Gérard Fromanger qui l’avait remarqué m’avait proposé de participer à une exposition qu’il organisait en Toscane. C’est ainsi que j’ai découvert l’Italie, découverte qui a changé ma vie.


Texte écrit en 1988 :

Ce tableau a pour origine l’hommage rendu par le salon de la Jeune peinture à Eric Dubuc en 1987 à la suite de sa disparition. Je décidai alors de faire un portrait de Madame Helga Dubuc (née Hönig), mère d’Eric Dubuc, sous la forme d’un remake du portrait de la journaliste Sylvia Von Harden par Otto Dix. J’avais déjà souligné lors de l’hommage1 à quel point le travail d’Eric Dubuc plongeait ses racines dans le mouvement de la Nouvelle Objectivité allemande2. J’appris plus tard que le terme Neue Sachlichkeit a pour origine le titre donné par H.G. Hartlaub à son exposition de 1923 qui se tint à Manheim3, ville natale d’Helga Dubuc4.

Ce remake me permettait, et on le comprend déjà dans cette coïncidence quant au lieu de naissance-lieu d’exposition, de concevoir un tableau qui apparaîtrait comme une organisation parfaite ou rien ne serait laissé au hasard ; dans son fond, au sens où les peintres pré-raphaélites anglais concevaient jusqu’aux moindres détails de leurs tableaux comme un ensemble d’éléments se conjuguant pour former une œuvre ; mais il apparaîtrait aussi comme une organisation parfaite dans sa forme, au sens où l’on peut penser que les œuvres des artistes proches de De Stijl, les Constructivistes russes5 ou les Puristes étaient avant tout conçues, construites, comme des équilibres parfaits. D’où la référence dans le motif du porte cigarettes, à la fois à des œuvres telles celles de Mondrian, Domela, Van Doesbourg et à celles de Lissitsky ; sans parler de l’architecture même du tableau, évoquant également une œuvre constructiviste.

Afin de m’expliquer sur cette juxtaposition apparemment contradictoire (Neue Sachlichkeit et mouvements abstraits) je rappellerai que le Bauhaus, bien qu’aucun peintre de la Neue Sachlichkeit n’y ait enseigné6 peut être perçu comme partie prenante au mouvement considéré ici, puisque, d’une part, le Bauhaus fut le lieu de rencontre d’horizons différents de l’abstraction, citons encore une fois Van Doesbourg ou Domela et Lissitsky ; et que d’autre part, l’esthétique crée par le Bauhaus fut, elle aussi présente dans les œuvres des peintres figuratifs, citons le fauteuil de Breuer dans de nombreux dessins de Hubbuch ou, plus généralement, et afin de répondre à ceux qui diront que cette utilisation n’est que « décorative », la fascination fonctionnaliste pour la beauté de la machine, visible dans le portrait du Docteur Hans Koch par Otto Dix ou dans les œuvres de Grossberg7. Si je n’ai, pour ce travail, utilisé à nouveau le fauteuil de Breuer comme je l’avais fait dans A dictionary of Modern War, 1986, c’est que les formes, souvent carrées, des fauteuils du Bauhaus ne correspondaient pas à l’architecture du tableau8. Une autre raison est que Dix n’utilisa pas de siège Bauhaus pour Sylvia mais une chaise « roccoco » certainement plus fréquente en 1926 que celle du Bauhaus dans les cafés berlinois ; j’optais donc pour une chaise pliante9.

Une observation attentive du tableau de Dix révèlera certains repentirs du peintre qui ont une résonance dans la nouvelle version, ainsi la paille dans le verre, orientée vers la partie supérieure droite du tableau avait, primitivement, été placée dans le sens inverse ce qui eut accentué la coupure diagonale coin supérieur-gauche / coin inférieur-droit : la mâchoire inférieure de Sylvia Von Harden se trouvant exactement dans l’axe. La partie supérieure-droite se trouvant curieusement vide. Si l’on pousse l’examen scrupuleux du tableau jusqu’au mur de droite, on notera également l’existence de traces d’un motif, semblable à celui de la chaise. Ceci nous laisse supposer qu’à un tableau plus conventionnellement équilibré, Dix préféra poser, tel un avenir incertain, cet abîme devant Sylvia Von Harden. On peut aller jusqu’à supposer que ce fut en renonçant au motif de droite (dont j’ignore la nature réelle) que Dix, conséquemment changea l’orientation de la paille, rééquilibrant ainsi virtuellement le tableau. L’architecture différente de mon tableau nécessita l’orientation de la paille selon un axe supérieur-gauche / inférieur droit, en raison de la proximité de l’axe contraire (lettres formant le nom Dubuc, sens de la cigarette et surtout présence de la limite du mur du fond gauche avec le sol) tous dans l’axe inverse ; je retrouvai ainsi l’axe primitivement imaginé par Dix.

Plus généralement, deux diagonales opposées charpentent l’œuvre de Dix (un tel travail d’analyse serait également fructueux dans Le Bar d’Eric Dubuc). Axe supérieur-gauche / inférieur droit : la frange, le nez, la mâchoire, les épaules, l’avant-bras droit, les bords de l’étui à cigarettes, le mur du fond droit visible en bas à droite du tableau), la jambe gauche de Sylvia. Axe inférieur-gauche / supérieur-droit : le pouce droit, l’avant bras gauche, et le pouce gauche, la paille dans le verre, les nervures du marbre, la limite inférieure du mur gauche. Plus des axes verticaux, le principal étant l’angle des deux murs, mais aussi la jambe droite, les doigts de la main gauche, le pied de la table et enfin bien sûr le fameux dos etc.

La conception architecturale du remake fut différente. Je tenais à maintenir les proportions du tableau de Dix (121 X 89) tout en conservant le format carré que j’utilise habituellement pour sa neutralité (150 X 150) ; le changement de format, le tableau dans le tableau, me permettant un effet de distanciation, effet renforcé par la présence du faux marbre10 ainsi que par la barre noire chevauchant le marbre et la partie peinte. Le format original du tableau fut multiplié par 1,25 afin que la hauteur soit de 1,50 m tandis que la largeur était de 1,11 m. D’autre part, le tableau peut aussi être divisé en trois bandes parallèles verticales. La bande gauche étant le marbre, au centre le portrait lui-même, à droite le mur de droite, la table, l’affiche. Les lignes horizontales sont principalement au nombre de trois : la barre noire qui chevauche le marbre, le siège de la chaise, le bas du mur droit etc. Quant à l’axe inférieur-gauche / supérieur-droit, on peut le remarquer dans la limite inférieure du mur de gauche, l’extrémité de la paille, les cigarettes, l’axe de l’affiche Paris-Berlin, le pouce de la main gauche, le bras droit, l’angle gauche du pied de la table… Enfin, l’axe supérieur-gauche / inférieur-droit : la jambe gauche, l’annulaire et l’auriculaire de la main droite, paille, certains motifs du porte-cigarettes, chaussures, montant rouge de la chaise etc.

Il est enfin intéressant de savoir l’histoire de ce chef-d’œuvre d’Otto Dix. Il fut peint à Berlin en 1926, période très prolifique puisque Dix peint la même année quelque neuf portraits qui comptent parmi ses meilleurs. Le tableau qui nous intéresse fut acheté à l’artiste en 1961 par les Musées Nationaux. 1961 se trouve être aussi bien l’année de naissance d’Eric Dubuc que la mienne. Ce tableau, telle Madame Helga Dubuc, se trouve donc être lié aux deux pays, d’où la justification de l’affiche Paris-Berlin11 : le tableau peint à Berlin, exposé à Paris. On avait déjà remarqué plus haut la coïncidence des lieux géographiques à propos de Manheim. L’exposition Paris-Berlin, de même que l’exposition Les Réalismes, étant pour beaucoup, et en particulier pour notre génération, une révélation de l’existence de cette peinture.


Hommage à Eric Dubuc (1987)

En 1930, le peintre anglais Edward Burra peignait Snack bar12, un tableau très proche de ceux d’Eric Dubuc. On trouve chez les deux artistes cet esprit « sachlich » que Jean Clair ou Roger Leenhardt13 nous ont permis de ne pas oublier : une lumière de néon, la fascination pour le chrome glacial des percolateurs et surtout une tension extrême de visages blafards.

Dubuc illustre parfaitement l’idée selon laquelle l’art n’a que peu de rapport avec la chronologie, les affinités entre artistes sont en fin de compte plus diachroniques que synchroniques. Ainsi, de même que Peter Blake se considérait comme un représentant tardif du Pré-Raphaëlisme, on peut considérer Dubuc comme un peintre de la lignée de la Neue Sachlichkeit.

Dubuc n’était heureusement pas le dernier et ceux qui, aujourd’hui, s’intéressent à l’américain Eric Fischl, tout en refusant de remettre en cause leur vision avant-gardiste de l’ »Histoire de l’art », devraient se rappeler que sa peinture n’est pas sans rappeler, par son contenu « psychanalytique », par le poids de l’inconscient qui imprègne chaque « scène », certains travaux d’un Spencer ou d’un Schad14.

La peinture de Dubuc était, elle aussi, une peinture de fin de siècle – au sens ou 1939 marque autant la fin d’un âge que 1999 – une peinture de crise, d’un pessimisme insoutenable.

Bien peu aujourd’hui sont ceux qui sont capables d’un tel travail, encore moins nombreux sont ceux qui osent le montrer, le soutenir.


  1. Catalogue Salon de la Jeune Peinture, 1987. A propos de cet hommage, je regrette de ne pas avoir alors aussi évoqué Stefan Zweig qui, constatant la disparition de ce “Monde d’hier”, se suicida en 1942. ↩︎

  2. Mais aussi, de façon plus générale, dans les courants réalistes des années 20-30, Cf. le tableau d’Edward Burra : Snack Bar, 1930, Tate Gallery, Londres ↩︎

  3. Neue Sachlichkeit and German Realism of the 20’s, Arts Council of Great Britain, 1978. ↩︎

  4. Nous remarquons donc que Manheim fut donc doublement un lieu d’exposition et de naissance : au sens où les tableaux ont été exposés et où la Neue Sachlichkeit est née, mais aussi au sens où l’enfant né a lui aussi été éxposé pour la première fois. ↩︎

  5. J’emploie le mot constructivisme bien qu’il s’agisse plutôt de ce que l’on nomme suprématisme, en raison de la pertinence étymologique du terme. ↩︎

  6. Comme le remarque Roger Leenhardt dans son film (Otto Dix et la Nouvelle Objectivité allemande, 1973). Le peintre Grossberg est supposé, bien que cela ne soit pas vérifié, avoir été l’un des premiers élèves du Bauhaus. ↩︎

  7. On peut également rappeler, afin de montrer que la cloison art figuratif / art abstrait n’est nullement étanche, l’exemple célèbre de Jean hélion ou celui , moins connu, d’Auguste herbin, oscillant dans les années 20-30 d’une abstraction froide vers un travail figuratif proche de la Neue Sachlichkeit avant de retourner à l’abstraction. Remarquons enfin que Hartlaub demanda à Lissitzky de participer à l’exposition dont nous parlions plus haut. Cf. The New Sobriety, Art and politics in the Weimar period 1917-1933 de John Wille, Thames & Hudson, 1978. ↩︎

  8. Architecture qui peut être décrite comme des angles, des triangles, dans un carré ; tandis qu’A Dictionary of modern War était plutôt fondé sur des carrés dans le carré. ↩︎

  9. Pendant que nous étudions le siège, remarquons un élément proche : le dos de Sylvia Von Harden curieusement semblable, un trait droit comme tiré à la règle, au dos de la femme du tableau de Matisse : Figure décorative sur fond ornemental (1925-26), tableau terminé donc la même année que celui de Dix. Je n’ai pas conservé cette forme qui eut, me semble-t-il, cassé le rythme du tableau. ↩︎

  10. Bien entendu, du faux marbre pour un faux tableau. ↩︎

  11. L’affiche est, sur le remake, là où Dix posa sa signature sur son tableau : D 1926. ↩︎

  12. Cf. le catalogue Les Réalismes, Centre Pompidou, p 282, et les Cahiers du Mnam, N°7/8 p.333, ainsi que le catalogue de la retrospective Edward Burra à la Hayward Gallery, Londres, 1988. ↩︎

  13. Cf. Travaux de l’Université de Saint-Etienne : L’art face à la crise, CIEREC, 1980 et le film de Roger Leenhardt : Otto dix et la Nouvelle Objectivité allemande, 1973. ↩︎

  14. Fischl : paintings, Mendel Art Gallery, Saskatoon, Canada, et l’article de Robert Storr paru traduit dans Art Press N°90, mars 1985, Eric Fischl ou les plaisirs désenchantés. ↩︎